Les intellectuels africains, les vraies victimes de la colonisation

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Il ne faudrait certes pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Mais il n’en demeure pas moins que l’on ne saurait instaurer le bonheur par décret ni d’ailleurs rien qui soit lié à la sphère intime de la vie.
L’amour nous offre ceci d’inouï et extrêmement significatif en ce que, une fois consommées, les vraies affaires commencent, c’est-à-dire : il faut assumer. Un leader (dans sa fonction en tant que chef) peut se déjouer des exploits et autres injonctions d’huissier simplement pour reporter leurs règlements à plus tard, bien que personne n’ait de mémoire d’homme vu les Calendes grecques.
Il doit y avoir des choses qui résistent à l’entendement du commun des mortels, un entêtement de l’ordre de la maladie mentale, à penser, absolument persuadé dans son for intérieur, que les gens n’ont qu’à se contenter de ce qu’il leur est concédé, lors même qu’ils n’ont rien obtenu, hormis le mépris que l’on croit par la force des armes leur imposer.
Et pourtant, même les esclaves s’avèrent récalcitrants à supporter le mépris.
N’en déplaise aux champions du Whites-Bashing, la longue histoire de l’esclavage et la Traite ne s’adresse donc pas à l’Europe.
Ce n’est pas un problème européen, pas plus que les Africains morts à Lampedusa, ex post facto.
Je reste perplexe devant l’insistance, toujours.
Il reste toujours une attitude imbue, en termes de goût, à insister. Comme cette pente glissante, commune, à s’éterniser au pouvoir, ne m’inspire aucun respect, peu importe que par ailleurs, des hommes et des femmes puissent avoir des qualités pour l’exercer. Car le docker dispose de qualités, la sage-femme aussi ; le mineur de fond présente des qualités, le balayeur de rues aussi.
Ils forcent tous le respect, parce qu’ils participent tous de la grandeur d’une nation.
Je ne parle pas de l’État.
Lui, n’existe pas encore en Afrique, dans la mesure où il demeure en gestation. Si au moins il lui était venu l’idée que sans Nation, il n’existerait pas…
Non, pas question. Il aspire, dans son rôle régalien, au morcellement tribal.
La panacée est là.
Comment l’État africain en est-il arrivé à aspirer à la division à l’inverse de l’unité ?
Ce questionnement se trouve au cœur même de la controverse qui n’a jamais eu lieu.
La Conférence de Berlin
Le colonisateur, sur la base du principe : « Diviser pour régner », avait choisi ledit morcellement lors de la Conférence de Berlin. Or, la Traite avait déjà abattu un travail immense en privant l’Afrique de la meilleure part d’elle-même.
La diaspora consiste dans le membre fantôme de cette amputation.
Berthe Lolo écrit [1] : « Tout au long de la Traite des Noirs, les Blancs venaient et repartaient en prenant le soin de prélever une partie du groupe : les hommes en bonne santé, les piliers mêmes du groupe.
« Ou allaient-ils? Que devenaient-ils ? Étaient-ils morts ? Ils ne revenaient pas. Pouvait-on en faire le deuil ? Le deuil était-il possible sans corps à inhumer ? Sans ce corps, le psychisme ne pouvait que continuer de penser, d’élaborer des idées et tout cela, de façon inconsciente.
« Ce mécanisme psycho-cognitif nous rappelle le phénomène du membre fantôme dont il est fait allusion chez les amputés en chirurgie : c’est ainsi que notre monde invisible est apparu. »
« Il se matérialise, plus vrai que vrai. »
« Dans le discours sorcellaire, le sujet peut être présent en même temps dans les deux mondes. Mais que fait-il donc au sein du monde invisible ? Bon nombre de témoignages rapportent qu’il y travaille comme esclave pour enrichir les sorciers : en l’occurrence, ceux qui ont le pouvoir de vie ou de mort sur les autres, ceux qui ont négocié la vente des esclaves. »
« On peut être présent dans le monde visible mais être déjà mort. »
« Le système sorcellaire met en scène, sans rien en omettre, les mouvements de la Traite des esclaves, ainsi que ses moments particuliers. »
La néo-colonisation et ses proconsuls
Aussi, la néo-colonisation et ses proconsuls ‑ inutile de leur attribuer le titre de Chefs d’États ‑ n’ont eu à se démener pour ce qui avait déjà été mâché pour eux et qu’il ne leur restait plus qu’à avaler.
Ces gens ne travaillent pas.
Ils ne vont pas au bureau tous les matins.
Ils font comme si.
Comme disaient les Russes avant l’époque de la Glasnost et la Perestroïka : « Ils font semblant de nous payer et nous, on fait semblant de travailler. »
Simulacres d’indépendances et de souveraineté, dérives idéologiques flagrantes.
Mais ce qui me semble bien plus problématique, c’est ce que j’appelle la mentalité magique, en termes psycho-cognitifs : l’Afrique entière a décidé de se vouer corps et âme à un miracle qui n’est pas près de s’accomplir tant qu’elle ne produira pas et ne vendra pas, son économie reposant intégralement sur les importations.
La question qui se pose est la suivante :
Comment est-ce arrivé et pourquoi cette spécificité dans le monde ?
Les intellectuels africains pactisent, comme le souligne Paulin Hountondji : « La recherche, ici, est extravertie, tournée vers l’extérieur, ordonnée et subordonnée à des besoins extérieurs au lieu d’être autocentrée et destinée, d’abord, à répondre aux questions posées par la société africaine elle-même. » Le même philosophe béninois rive le clou avec la remarque la suivante : « Le désenclavement ou la déghettoïsation épistémologique des savoirs locaux a aussi et surtout pour enjeu de donner la preuve que le traditionnel ou l’ancestral est épistémologiquement et techniquement si bien constitué qu’il importe de reconnaître et de revaloriser ses productions scientifiques et ses savoir-faire. […] Il s’agit également de dépériphériser par exemple l’Afrique par rapport aux centres occidentaux et orientaux de production des savoirs. En intégrant les savoirs locaux dans la dynamique globale de la recherche, l’Afrique peut, politiquement et économiquement, apporter des réponses appropriées aux questions politiques et économiques qui se posent davantage à elle du fait de son hétéronomie. Désormais en mesure de prendre, en toute autonomie politique et économique, des décisions à la lumière des savoirs et techniques endogènes parce que non extravertis, ce continent peut donner un meilleur sens à son devenir à partir des catégories politiques et économiques qu’elle aura, en toute autonomie, élaborées en fonction de ses besoins propres. La décolonisation épistémologique et technologique qui s’ensuit ne peut pas ne pas s’accompagner de l’émancipation politique et du développement économique endogène auxquels l’Afrique aspire légitimement. »
Je vais donc me répéter : ils aiment filer doux, les intellectuels africains ; ce sont eux les vraies victimes de la colonisation. Après leurs études dans les meilleures universités occidentales, ils apprennent à se taire.
Or, comment penser la différence et la vie, le semblable et le dissemblable ?
Silence bourgeois, politiquement correct.
C’est la question posée par Achille Mbembe.
Les bonnes manières du « Nèg-salon », à l’inverse du « Nèg-kaffir », voire du « Nèg-marron ». Celui-ci qui croit pouvoir s’intégrer ainsi et accéder aux milieux chics.
Au reste, comme disait un personnage d’un roman africain-américain [2] : « Pourquoi vous mettez-vous, une fois vos études terminées, à parler en nasillant comme des lopettes, et à arrondir les angles et emballer vos mots dans du papier alu ? »
« Laissez donc ce Nègre à ses nègreries folles ! »
Nous autres Africains avons pris le fâcheux pli d’approcher le système cognitif du colonisateur sous son angle à lui, même en contredisant la structure même inhérente à sa pensée. C’est bien la problématique que soulève Paulin Hountondji. Aussi sommes-nous voués à rester piégés dans sa dialectique. Mais si au moins nous poussions notre raisonnement jusqu’au bout !
Oh que nenni, nous finissons toujours dans un cul-de-sac, un saut philosophique à tout le moins.
Aussi pouvons-nous en déduire, à la suite d’Achille Mbembe, que notre angle d’attaque nous entraîne droit dans le mur, à l’horizon des temps nouveaux : « La relégation de l’Europe au rang d’une simple province du monde signera-t-elle l’extinction du racisme, avec la dissolution de l’un de ses signifiants majeurs, le Nègre ? Ou au contraire, une fois cette figure historique dissoute, deviendrons-nous tous les Nègres du nouveau racisme que fabriquent à l’échelle planétaire les politiques néolibérales et sécuritaires, les nouvelles guerres d’occupation et de prédation, et les pratiques de zonage ? »
Prenons un exemple :
Lorsque Cheikh Anta Diop, dans son corpus philosophique, jette les bases de l’antériorité de la civilisation noire, il n’entend pas ainsi faire allusion à la supériorité des Noirs sur les autres races. Ce qu’il veut nous faire comprendre n’est uniquement qu’un constat qui ne souffre d’aucune contradiction ni exégèse, souvenons-nous-en.
Or des recherches ont été entreprises par la suite, pas toujours brillantes, parfois même approximatives et quasiment vasouillardes, dont je ne citerai pas les noms ici, non par crainte de vous entendre crier haro sur le baudet, mais plutôt par simple urbanité.
Il faut cependant signaler que les plus dignes héritiers de Cheikh Anta Diop, pour la plupart, ne se comptent pas sur le continent africain mais au contraire au sein de la diaspora noire. Dans l’ensemble de leurs œuvres à chacun des mieux-disants, l’on peut mettre au jour ce qui couvait déjà en gésine dans ce que Cheikh Anta Diop avait fini par nous livrer sur un plateau en or avant de se faire rabrouer par le Figaro de l’époque : « Laissez donc ce Nègre à ses nègreries folles ! »
Et pourtant, rétrospectivement, Fabien Eboussi-Boulanga attire notre attention sur ce point fondamental en « proposant une approche qui prouve le mouvement en marchant, vers un au-delà des querelles. Mais comment ? Par une approche qualifiée des topiques et par sa mise au point de vue du Bantou, non par nature mais par méthode et posture radicales, pour qui la philosophie est un mode de la vie ».
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[1]. Berthe Lolo, in Mon Afrique, aux éditions L’Harmattan, Paris, 2010. (N.d.A.)
[2]. Eric-Jerome Dickey, Milk in My Coffee, chez Signet Books, 1999. (N.d.A.) Traduit de l’anglais (États-Unis) en français sous le titre Café-Noisette, aux Éditions Florent-Massot, par votre serviteur, Georges Monny.