Les jeunes et les lettres camerounaises

A qui a-t-on décerné le Prix Femina en 2015 pour son roman La Saison de l’Ombre ? A qui a-t-on attribué le Grand Prix Littéraire de l’Afrique Noire au cours de la même année ? A qui a-t-on remis le Prix Ahmadou Kourouma l’année d’avant ? Et l’année qui venait de s’écouler : qui a obtenu le Prix Ahmadou Kourouma ?
Dans les oreilles d’un grand nombre de jeunes camerounais, ces questions sonnent comme de véritables colles, signe s’il en est, que la littérature et tout ce qui va avec ne fait pas – encore ? – partie intégrante des centres d’intérêt de cette jeunesse nombreuse, ambitieuse et considérée par les autorités supérieures comme « le fer de lance de la Nation ». C’est la réponse qui s’échappe du gosier de certains jeunes camerounais quand on leur demande un point de vue sur la littérature en général, sur une nouvelle parution en librairie, ou sur toute autre actualité connexe. Et cette réponse révèle à elle seule ce qui anime plutôt l’esprit et la personnalité de ces derniers.
S’enrichir et bâtir des palaces
L’idéal pour eux est vraisemblablement de s’investir dans une activité lucrative dans une affaire fructueuse qui puisse rapporter autant d’argent que possible. Et ne leur dites pas que la littérature rend aussi riche. Ils devineront tout de suite que vous faites allusion à une forme de richesse qui ne leur sied pas…Tous veulent s’enrichir et bâtir des palaces et des complexes immobiliers aussi gigantesques que l’étendue de leurs rêves. Tous envisagent de changer la qualité de leurs vies ou de rallonger l’espérance de celles-ci et sont persuadés que ces changements-là ne viendront pas en se passionnant pour la littérature. Tous espèrent devenir millionnaires et/ou milliardaires, mais ne voient pas comment cela pourrait être possible, comment la littérature les rapprocherait de ce grand projet ! Priorité est donc donnée à la recherche effrénée de l’argent et à tout ce qui le génère. Une ambition avide difficilement réprimable à l’heure où il est…
Le livre est muet
Rares sont ceux d’entre eux qui considèrent l’acquisition de la connaissance par le livre comme un besoin impérieux dans la vie ou un avantage formidable pour la mentalité de tout être humain qui s’y adonne. Ils se comptent sur les doigts d’une seule main, ces jeunes gens pour qui la littérature est un merveilleux cadeau venant du ciel et lire, le moyen le plus abouti pour ce qui est d’accéder à l’information.
Bien peu parmi eux accepteraient de troquer une place dans la salle où joue un musicien contre un siège dans l’auditorium où confère un auteur… Car quand il s’agit du livre, beaucoup sont ceux qui ne se livrent. Ils préfèrent le bruit au silence. Ils choisissent sans vergogne la batterie et sa mélodie aux paroles, soient-elles mielleuses, d’un orateur. Le livre, disent-ils, n’a pas de vie. Il est muet.
Littérature parlée
Le fait que l’Afrique est, reste et demeure la sous-région où subsiste encore et toujours une très forte culture de l’oralité n’arrange pas non plus les choses. La jeunesse locale, à l’instar de celle de quelques autres coins du continent, penche invariablement vers la littérature parlée. Aussi s’intéresse-t-elle par exemple au slam qui lui paraît plus vivant et moins ennuyant. Les jeunes de ce Cameroun, tout comme ceux de ce vingt-et-unième siècle, ne peuvent pas s’isoler pour lire, ne veulent pas se retirer pour apprendre, ne supportent pas d’être seuls pour se laisser enseigner à partir du contenu d’un ouvrage. C’est perdre son temps. C’est passer à côté d’un évènement qui se déroule peut-être au même moment quelque part dans la ville…
S’il est vrai que la littérature existe aussi dans la chanson, s’il n’est plus à démontrer que la poésie circule également dans différents genres musicaux, et si la littérature parlée attire plus aisément une certaine jeunesse que ne le fait - c’est le cas de le dire - la littérature écrite, le Comité Nobel aurait peut-être vu juste - n’en déplaise à ses détracteurs - en décidant d’accorder le Prix Nobel de Littérature à Bob Dylan, le célèbre musicien américain, dont les chants chargés de poésie redonnent vigoureusement vie au timbre on ne peut plus frileux de sa voix.
Les bordels les plus chauds
L’Institut Français de Yaoundé pensait avoir fait fort en incorporant dans sa non moins spacieuse programmation mensuelle, l’espace « A VOS TRAVAUX » où écrivants, apprentis écrivains, littérateurs et autres passionnés des lettres, sous la direction d’un écrivain sont invités à venir y lire leurs textes et se confronter, dans la mesure du possible, avec fair-play bien sûr, aux critiques du public. Mais à mi-parcours, les résultats, s’ils ne sont pas mauvais, ne sont pas non plus super encourageants ! Et l’absence des jeunes : la preuve manifeste qu’il faudra davantage bousculer les mœurs.
Par contre, les jeunes sont toujours plus nombreux à fréquenter les bordels les plus chauds de la capitale. A passer des heures et des heures à tripatouiller un téléphone intelligent. A parler d’une certaine « croqueuse de diamants » rencontrée en boîte de nuit. A palabrer au sujet d’une prochaine conquête amoureuse sans laquelle leur fin de semaine aurait un goût d’inachevé. En fait, il y a de quoi penser que pour cette jeunesse-là, un homme sans culture n’est guère un zèbre sans rayures. Et il n’est pas déplacé d’avancer qu’elle commet une grosse erreur d’appréciation. Et c’est encore peu dire.
« Ventre affamé n’a pas d’oreilles »
La musique pour distraction, l’ivrognerie comme moyen de consolation, la télévision en guise de source inconditionnelle d’information et de renseignements, en lieu et place du livre condamné à orner les étagères des bibliothèques : voilà en gros le message que semble envoyer cette jeunesse qui représente de surcroît 55,9 % de la population.
On savait que certaines personnes âgées lisaient de moins en moins à cause des rhumatismes qui signalent leur présence à chacun des isthmes du corps vieillissant. On sait désormais qu’une frange de la jeunesse camerounaise ne lit pas parce qu’elle n’en éprouve aucun désir, parce qu’elle n’a pas pu ou su développer une sorte de passion agissante pour la littérature, pour les livres…
Que se passe-t-il donc réellement ? Une certaine presse expliquerait l’ampleur du phénomène - ainsi qu’elle convient d’être surnommée – en arguant que certains d’entre les jeunes se trouveraient constamment face au dilemme suivant : nourrir le ventre ou l’esprit ? Le choix serait généralement porté vers le ventre, puisque c’est le « ventre qui porte la tête », c’est le « ventre qui toujours nous trahit ». Autrement dit, les questions alimentaires priment sur les besoins intellectuels. Pour faire simple, si « ventre affamé n’a pas d’oreilles », de même jeune besogneux n’a point de livres.
Les footballeurs pour modèles
Les vraies richesses sont-elles finalement celles matérielles ? La célèbre pensée attribuée à Edouard Herriot dit que « la culture, c’est ce qui demeure dans l’esprit quand on a tout oublié ». Qu’en est-il des biens matériels Sont-ils aussi ce qui reste lorsque l’on a tout perdu ? Le fait est que, en tant que citoyens d’un pays champion de la Coupe d’Afrique des Nations à cinq reprises, les jeunes camerounais n’ont de cesse de prendre les footballeurs pour modèles : célèbres, beaux, riches, épanouis, à leur goût.
La fascination pour ces vedettes de sport a une telle emprise sur eux qu’ils écartent automatiquement tous les itinéraires qui menacent l’accomplissement de leurs ambitions : devenir comme Samuel Eto’o ou Rigobert Song. Et cela, au grand dam de leurs parents qui s’attendent à ce que leur progéniture exerce un « vrai métier », qu’elle serve en qualité de médecin dans un grand hôpital, ou enseigne à l’Université après avoir complété huit ans de grandes études. Mais, aux yeux de ces jeunes qui veulent à tout prix exercer un « métier patriotique » ou parapher un joli contrat dans un grand club de football, tous ces autres titres sont vides de sens. Une vision qui vivifie la culture de la gagne dans les rapports sociaux et l’esprit de compétition entre individus. C’est comme s’ils avaient dit : « mais qu’est-ce donc que la Littérature pour que je m’y agrippe et me mette à sa suite ? »
Des lectures en bibliothèque
Les jeunes camerounais qui lisent sont ceux qui n’ont pas le choix. Certains doivent alimenter leurs travaux de recherche pour la rédaction d’un mémoire de master par des lectures en bibliothèque ; que ces lectures soient liées à la littérature ou qu’elles soient associées à une autre filière. Certains autres ont la responsabilité d’accompagner un membre de la famille dans la préparation de devoirs littéraires à faire à la maison.
Même si une bonne partie de la jeune population camerounaise se passe de la littérature, il est du moins encourageant de remarquer qu’elle est l’amie d’un autre pan de la culture, celle qui au sens de l'Unesco est « l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. »
Oui, qu’elle s’exprime en chanson ou à travers le livre, gageons que la littérature permettra à chacun de nous de lire ses ratures.