Des marchands de Yaoundé

Africains | Publié le 10 mars 2017 à 10h11
REPORTAGE. Réputées grouillantes et vivantes, les rues de Yaoundé sont le royaume de l'économie informelle, de la débrouillardise et de la palabre.

Direction le pays où des hommes, des femmes, de jeunes hommes, de jeunes femmes, des enfants sillonnent la ville et en parcourent les plus bas recoins à l’affût d’éventuels clients pour leurs marchandises stratégiquement posées en équilibre sur la tête ou accrochées malicieusement tout le long du corps, qui en l’occurrence, fait office de boutique d’exposition d’articles tous azimuts.

Bravant héroïquement les furieuses invectives d’un soleil des tropiques aux ordres du réchauffement climatique, ces vendeurs à la sauvette semblent n’avoir peur de rien, honte de personne, encore moins crainte d’un ciel assombri et annonciateur d’une pluie. Comme si la recherche d’un gain malhonnête ne tient pas compte de la pluie, du soleil ou de quelque autre intempérie.

Ils vont partout, rament comme des damnés pour trouver ne serait-ce qu’un acheteur, ratissent le large en quête de solutions de vente, « boxent la situation » de cette façon pour dire non à la misère chronique. Pour avoir la possibilité de s’acheter un plat de « BHB », un repas consistant fait de beignets, de haricots et de bouillie et très prisé sur tout le territoire national. Pour donner l’exemple à tous ceux de leurs voisins qui choisissent la voie de la facilité, en se mêlant à des trafics douteux, en agressant des citoyens s’étant imprudemment aventurés dans une zone réputée être criminogène, ou en commettant des vols à l’arrachée.

« L’argent ne parle pas »

Si les avenues de Yaoundé, capitale politique de la République du Cameroun, grouillent de monde, offrent un spectacle sensoriel de tous les goûts et sont aussi mouvementées que ne le sont les rues de certaines autres localités du pays, ce n’est pas uniquement à cause de ses taxis jaunes qui klaxonnent à tout bout de champ dans l’espoir de cueillir des passagers. C’est aussi parce que ses vendeurs à la criée omniprésents dans les parcs, trottoirs, restaurants, foires, bancs publics et autres lieux populeux débordent d’énergie et d’initiatives dans le but d’écouler leurs cargaisons de produits.

Le mental sportifié à force d’essuyer des revers et des refus de la part de potentiels clients qui tâtent, touchent, tournent puis retournent un article sans le prendre en dernier ressort, ils n’hésitent plus à vanter la qualité prétendument bonne d’une tenue de ville auprès d’un « grand monsieur » affalé dans sa voiture garée aux feux rouges. Ils ne taisent pas le haut-parleur de leur voix quand il faut interpeller un passant jugé capable de leur « faire la recette » de la journée.

Quelqu’un a beau avoir l’allure d’un plébéien, l’apparence d’un individu qui vit sous le seuil de pauvreté, la mine d’un prolétaire, peut importe, ces marchands invétérés feront de leur mieux pour l’accoster et essayer de faire une sorte de « publicité qui créée le besoin ». Le mot d’ordre semblant être de ne sous-évaluer aucune approche, ne sous-estimer personne, ne laisser passer personne, car « l’argent ne parle pas ». Et si d’aventure la force de persuasion n’est pas au bout de la langue ou n’amène pas le présumé acheteur à mettre la main dans la poche, ils ne se résignent pas à jeter par exemple un vêtement sur l’une de ses épaules. Comme pour dire : voilà ! Il n’est à toi à condition d’être solvable…

Les Lions indomptables

Ces derniers jours, la vente de vêtements de sport à la gloire de l’équipe nationale a augmenté. Notamment depuis que les Lions indomptables ont mis les Pharaons d’Egypte « dans la sauce » à l’occasion de la récente phase finale de la Coupe d’Afrique des Nations. Une performance qui a d’ailleurs contribué à gonfler le poumon patriotique et la veine nationaliste (toutes proportions gardées bien sûr) des citoyens dignes de ce nom. C’est désormais le sujet qui facilement déchaîne les passions et mène momentanément ces profito-situationnistes à oublier la chasse au client, à revoir à la baisse le nombre de regards appuyés et de tous les autres actes de « harcèlement » qu’ils lui infligent, à le laisser passer tranquillement, etc. Du coup, ils privilégient la critique des choix tactiques des deux entraîneurs, attribuent les mérites de l’entraîneur victorieux au pur hasard dans un premier raisonnement et au très grand professionnalisme de ses poulains dans une autre analyse.

Ils revisitent, miment et commentent des faits de jeu mémorables qui auraient pu faire basculer le cours de la rencontre en faveur des uns ou des autres. Puis s’attardent longuement sur le cas de l’entraîneur perdant, lui font toutes sortes de procès d’intention possibles et imaginables, y ajoutent une bonne part de subjectivité, y enlèvent la portion d’objectivité qui fait d’un commentateur le meilleur de tous.

C’est la magie du sport qui opère en eux ; c’est le côté bluffant et la valeur hypnotique du football en tant que sport roi qui agit. La discussion s’attiédit dès que l’un d’eux se met à dire que « la fédération camerounaise de football ne (le) connait même pas » et que de toute façon « l’argent de la CAN ne passera pas par (son) compte bancaire ». On a beau chasser le naturel commerçant, il revient à grands sauts.

Des chaussures de seconde main

En plus d’être des marcheurs à l’endurance hors du commun, les vendeurs à la sauvette sont des prospecteurs à la condition physique tenace, un critère qui favorise éminemment leur réussite plus ou moins consentie dans cette activité du secteur informel. A défaut d’attendre les clients dans une boutique, ils vont à leur rencontre, sans doute pour montrer que l’attaque est la meilleure façon de vendre, rester passif c’est rester immobile, or rester immobile est péché pour qui court après le profit.

On savait que la marche à pied est bénéfique pour le cœur et son rythme cadencé, mais on ne savait pas encore qu’elle peut aider à gagner de l’argent, à gagner sa vie, à s’assumer, à assurer son indépendance, à se prendre en charge. Grâce à ces « intouristes » du commerce urbain pour qui vendre est un poste décisionnaire, on le sait maintenant.

Pour tout emporter avec eux ou plutôt sur eux, ils ont inventé l’art de superposer ingénieusement des paires de chaussures de seconde main, des pantalons neufs et des pantalons rafistolés à l’aiguille de l’avanie sur des chargeurs et des batteries de téléphones intelligents, nouvelle attraction majeure de la jeunesse dite « androïde ». Une méthode inédite qui rend leur corps semblable à un puzzle ou même à un immeuble de quatre étages sur lequel pendent des consommables informatiques, des ustensiles de cuisine, un chapelet de fournitures de bureau, un lot de produits cosmétiques et consorts.

Parfois, ils poussent un chariot de bois fait et aux roues amaigries par le manque d’air, chariot qui contient le plus souvent des paniers à l’intérieur desquels se trouve emprisonnée une colonie de chiots dans l’attente d’un preneur, d’autres paniers où s’agitent des coqs, des poules, des poussins prêts à changer de propriétaire.

On croit cauchemarder lorsque l’on aperçoit quelques autres qui trimballent fièrement un casier rempli de bières importées ou de boissons traditionnelles fabriquées à partir de résidus de maïs. Le passant qui a soif n’a qu’à les arrêter, exprimer son besoin et ils lui tendent une bouteille moyennant quelques pièces de monnaie. La boisson se consomme sur place, à même la rue, et vite!

Ceux qui « font dans l’orange » colonisent tout simplement un coin très fréquenté de l’espace public, y sifflent les gens qui passent pour attirer leur attention sur des oranges placées artistement à l’avant d’une brouette. Le grand nombre d’épluchures qui jalonnent l’endroit est la preuve que « le marché n’est pas dur ». Leurs yeux guettant à gauche et à droite cherchent les policiers du Commissariat voisin qui traquent journellement ce type « d’occupants anarchiques ».

Celles qui « font dans la restauration rapide » circulent autour des ministères, des entreprises, des chantiers de construction de bâtiments publics pour y servir des plats de sauce d’arachide, sauce à la tomate ou des mets de pistache à l’heure où le soleil est au zénith. Comme quoi, la difficulté fait naître des idées. Et ces idées, une fois matérialisées, font naître à leur tour un avantage pécuniaire.

 « On sait faire des enfants »

Et les enfants dans tout ça ? A la fin de chaque année scolaire, soit quelques mois avant le début de la nouvelle, certains parents envoient leur progéniture dans la rue avec un plateau d’arachides, un bol de biscuits ou un tas de matériaux de nettoyage pour chercher l’argent qui servira à payer les fournitures scolaires.

Ces enfants qui travaillent avant l’âge, ces mineurs qui apprennent à chercher l’argent à la sueur de leur petit front s’ajoutent aux « près de deux cinquante millions d’enfants qui travaillent dans le monde dont plus de cent cinquante millions dans des conditions dangereuses ».

Il faut se mettre à l’évidence que dans certaines parties de ce monde avachi par le gaz carbonique et l’immoralité et l’irresponsabilité sous toutes ses formes, « on sait faire des enfants » sans « savoir faire des papas ». A quand la fin ? En attendant, on perçoit sa propre résistance à l’épreuve dans la douleur de l’autre.

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