Bourel : « Chez Glissant, les mots s’ouvrent et contactent notre imaginaire »

Africains | Publié le 23 février 2018 à 9h09
PHOTO LOT. Dans un entretien qu'elle a accordé à Africains Magazine, la comédienne française, Sophie Bourel, nous parle de sa rencontre avec Edouard Glissant, lauréat du prix Renaudot et inventeur du Tout-Monde.

Ce mardi-là, un soleil hivernal emmaillote Paris et ses splendeurs. Paris est un théâtre vivant ! Le célèbre écrivain américain, Ernest Hemingway, lui, parlait de « Paris est une fête ». Et oui, si vous en avez le moindre doute, scrutez ses mystérieux recoins, ses immeubles haussmanniens, l'élégance de ses habitants, ses boulevards, où s'esquissent des pas rythmés, vertigineux. Ah, je ne suis pas venu faire le portrait de Paris. Dans quelques minutes, je serai dans un restaurant. Aux Halles. Pour rencontrer la comédienne Sophie Bourel. Une femme bienveillante, habitée par la poésie des mots. Malheureusement, rien ne va sur la ligne 4 : il y a des travaux. Je suis stressé. Je me dépêche. J'arrive, enfin. En retard. J'embrasse Sophie. Tout en présentant mes plates excuses. Autour d'une petite tasse de thé vert, nous discutons, nous parlons d'un ramassis de choses...

AFRICAINS MAGAZINE. Edouard Glissant fut un lauréat du Prix Renaudot. Un éminent personnage de la scène littéraire française que vous avez connu. Dans quelles circonstances s’est faite votre rencontre avec lui ? En privé, qui était-il ?

Sophie BOUREL. J'ai rencontré Édouard Glissant en 2005, parce que je suis allée au-devant de lui. J'avais découvert son poème Les Indes depuis quelques années et je le travaillais sans savoir pourquoi. C'était un travail régulier personnel et passionné. Un trésor. Un jour j'ai su qu'il était à Paris. J'ai attendu mon tour comme tous les gens qui lui demandaient une dédicace et je lui ai parlé ; il m'a donné son numéro de téléphone on s'est vu deux jours plus tard chez lui rue Saint Guillaume et on a commencé à travailler ensemble. Notre relation était simple, il était attentif à moi, il semblait heureux du travail que nous faisions et j'étais très impressionnée. Il m'a proposé de venir à Carthage pour lire Les Indes - dont il m'avait fait un montage - en clôture d'un colloque international qui lui était consacré. Là j'ai rencontré ses amis, sa famille et les intellectuels et les poètes qui lui étaient chers, mon travail d'actrice s'est épanoui du fait de cet accueil et de cette ouverture. En 2009, je suis allée lire Les Indes aux Antilles dans le cadre d'une tournée organisée par l'institut Français. Edouard Glissant m'a sollicitée pour les événements qu'il organisait et après sa mort j'ai continué à travailler pour l'Institut du Tout-Monde, lectures, ateliers dans les lycées d’Ile de France, rencontres. Le Tout-Monde est une source d'inspirations et d'actions inépuisable.

Justement, comment définiriez-vous le Tout-Monde dont Glissant est l’inventeur ? Quels sont les apports de cette philosophie à la pensée contemporaine ?

Il me semble aujourd'hui que le Tout-Monde c'est ce qui nous arrive. Nos imaginaires ont toujours eu la capacité de s'enrichir mais depuis la mondialisation et son revers positif la mondialité, nos imaginaires se nourrissent de ce qui constitue l'Autre, de sa différence et nous pouvons plus facilement entrer en relation avec ses différences. Si nous acceptons de trembler avec le monde, si nous saisissons les opportunités d'entrer en relation, alors la beauté est envisageable. Si nous campons sur nos vieux systèmes et positions, alors nous nous détruirons à force d'injustice. C'est ma lecture du Tout-Monde aujourd'hui, il y en a d'autres. Dans le chaos où nous vivons, le Tout-Monde donne les moyens et les outils indispensables à la possibilité du bonheur.

« La communauté de destin de toute l'humanité est maintenant indiscutable, on ne peut plus faire les uns sans les autres »

Vous revenez de Pointe-à-Pitre. Un voyage au cours duquel vous avez (en tant que comédienne) défendu et interprété Les Indes au Mémorial ACTe. Quel est le message de cette longue et belle poésie de Glissant ?

J'ai repris le travail sur Les Indes en 2016 mais je ne voulais plus être derrière un pupitre, je ne voulais plus être seule. J'ai proposé au musicien et compositeur Karim Touré de travailler avec moi. Je ne sais pas si c'est du théâtre, si c'est une performance… C'est une recherche, un voyage, une expérience que nous partageons avec le public et qui évolue avec lui. Du voyage initial « des grands découvreurs » découleront massacres, esclavages, destructions, suivis d'un silence de mort de plusieurs siècles. C'est une possibilité de se réapproprier notre histoire qui nous est offerte par Les Indes, un partage des mémoires, c'est l'histoire de notre humanité. En une heure intense et ravageuse, la transformation opère. La communauté de destin de toute l'humanité est maintenant indiscutable, on ne peut plus faire les uns sans les autres. Assister au « spectacle » Les Indes, partager ce texte fondateur est un préalable indispensable à cette prise de conscience. C'est pourquoi je souhaite jouer Les Indes dans toutes les villes de France pourvues d'un théâtre et d'un lycée, afin que ceux qui étudient et ceux qui vivent et travaillent sur un même territoire puissent se souvenir ensemble en un partage intergénérationnel. La tâche sera belle si toutefois je trouve des soutiens et de l'aide car pour ce qui est de l'organisation d'une tournée etc... je n'y connais rien et ce n'est pas mon métier.

Que répondriez-vous à ceux qui considèrent l’œuvre de Glissant comme abrupte, inaccessible ?

Qu'ils viennent l'écouter, qu'ils la lisent à haute voix ! Chez Glissant les mots s'ouvrent et contactent notre imaginaire. Faisons confiance à notre imaginaire, chérissons-le, les outils de vie que proposent Edouard Glissant feront le reste. Je conseille aussi de visiter le site edouardglissant.fr

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